« Soit tu mets l’entreprise et la maison de campagne au nom de ma mère, soit il n’y aura pas de mariage ! » lança le fiancé, comme s’il conclue un marché.

Véra se servit un café et se plaça près de la fenêtre. L’aube ne faisait que poindre, et déjà son esprit fourmillait de pensées concernant les tâches du jour. Le premier rendez‑vous était fixé avec le fournisseur, puis la vérification des comptes, et après le déjeuner, un entretien avec un client de Tver. Son emploi du temps était minutieusement calé, et ce sentiment de maîtrise lui procurait une profonde satisfaction.

La petite imprimerie qu’elle avait héritée de son père cinq ans plus tôt exigeait une attention constante. Pavel Dmitrievitch répétait toujours que « le business, c’est comme un enfant : dès qu’on détourne le regard, il fait une bêtise ou tombe malade ». Homme de la vieille école, exigeant et exigeu­­x, il travaillait sans relâche, n’en déléguait jamais la responsabilité à autrui et tenait toujours parole.

« Véra, retiens bien ceci, » aimait-il dire, « trois choses te rendront infaillible : tenir ta parole, te méfier des manipulateurs et respecter le travail, le tien et celui des autres. »

Même leur maison de campagne en banlieue de Moscou, sur la rive d’un petit lac paisible, n’était pas pour lui un lieu de détente, mais un autre champ de responsabilités. Là aussi, il y régnait un ordre strict et des règles précises. Véra se souvenait encore de chaque printemps où son père lui expliquait quels semis entreprendre et insistait sur l’importance de l’entretien du verger.

Quand Pavel Dmitrievitch mourut subitement d’un infarctus, l’imprimerie et la datcha revinrent à Véra. Beaucoup doutèrent qu’une jeune femme puisse tenir les rênes, et pourtant, en cinq ans, non seulement l’entreprise avait maintenu son chiffre d’affaires, mais elle l’avait augmenté, et le jardin de la datcha était devenu un havre de paix où Véra rechargeait ses batteries.

Le téléphone sonna. C’était Arthur.

— Bonjour ! Tu es déjà levée, petite bourreau de travail ? lança, plein de gaieté, la voix de son fiancé.

— Ça fait un moment, répondit-elle en souriant. Je termine juste mon café.

— Jusqu’à quelle heure travailles‑tu aujourd’hui ? On pourrait se voir après.

Véra consulta son agenda.

— Je serai libre vers dix‑huit heures, mais il faut que j’aille au restaurant discuter du menu de mariage.

— Ah, ce mariage… murmura Arthur d’un air las. Parfois, je me dis qu’il serait plus simple de signer un certificat et de nous envoler sur une île.

— Allez, tu tiens le bon bout, rit Véra. Il ne reste que deux semaines ! J’ai presque tout organisé, tu n’as rien à craindre.

— Ça, c’est toi qui gères, ma petite maniaque, plaisanta Arthur.

Arthur était l’exact opposé des hommes sérieux et posés que Véra avait fréquentés auparavant : spontané, doté d’un humour pétillant, toujours prêt à partir en voyage ou à faire la fête. Ils s’étaient rencontrés au centre de Pilates où elle s’entraînait, tandis qu’il suivait des cours de cross‑fit. Rapidement, ils avaient sympathisé autour d’un café du club, échangé leurs numéros et, une semaine plus tard, dîné en tête‑à‑tête.

Arthur savait flatter : il écoutait avec intérêt les récits de Véra sur son entreprise, posait des questions pertinentes et la félicitait pour son esprit d’entrepreneuse. Lui travaillait dans le conseil et voyageait souvent pour rencontrer ses clients.

— Tu sais ce qui m’épate chez toi ? lui avait‑il glissé lors d’un de leurs premiers rendez‑vous. Tu es fiable. Pas comme ces filles modernes qui ne rêvent que d’épouser un riche. Toi, tu as ton affaire, tes revenus.

Véra considérait ce compliment comme un hommage à son ambition et à son courage. Son père lui avait appris qu’un homme véritable apprécierait ces qualités plutôt qu’une beauté factice et des minauderies.

Six mois plus tard, dans l’un des meilleurs restaurants de la ville, Arthur s’était agenouillé devant elle, une flûte de champagne à la main et une bague en saphir dans son écrin de velours.

— J’ai rencontré la femme de ma vie, avait‑il dit en la regardant dans les yeux. Veux‑tu m’épouser ?

Malgré les conseils de prudence de son père, Véra avait répondu oui presque sur-le-champ. Arthur lui semblait être le compagnon idéal : attentionné, ambitieux, partageant ses passions.

Peu de temps après, Véra avait rencontré sa future belle‑mère, Irina Konstantinovna : une femme impeccablement coiffée et manucurée d’une cinquantaine-cinq ans. Au déjeuner de présentation, celle‑ci l’avait longuement auscultée, la questionnant sur son métier, ses projets, et sa vision de la vie de famille.

— Ma chérie, » souriait-elle, « dans une famille, il faut s’accrocher à son mari. Arthur a du caractère, mais si tu consens sur les petits détails, vous vivrez en parfaite harmonie. »

Véra hocha la tête, même si cette idée lui paraissait étrangère : son père l’avait élevée à l’autonomie plutôt qu’à la dépendance. Mais elle ne tint pas à créer de tensions avant le mariage.

Un autre jour, alors qu’elles choisissaient la vaisselle pour le futur foyer, Irina avait lâché :

— Dans notre famille, tout est commun : le bonheur, les épreuves, et les biens. Les femmes apportent tout ce qu’elles possèdent au foyer et l’offrent à leur mari. Jamais elles n’y renoncent, car elles y gagnent protection et soutien.

Véra n’y prêta pas attention. Que valaient les traditions familiales d’Arthur face à leur avenir commun ?

L’organisation du mariage reposait entièrement sur les épaules de Véra : choix du restaurant (une salle panoramique en bord de rivière), menu, décorateur, animateur, musiciens… Même la liste des invités, élaborée par elle, n’attendait qu’une ultime validation d’Arthur.

— Pourquoi as‑tu invité Sergey et Anya ? demanda‑t-il. Je ne leur parle plus depuis des lustres.

— Tu m’as dit qu’ils étaient de vieux amis d’école.

— Oui… enfin bon, laisse tomber, fit‑il en se replongeant dans son téléphone.

Curieusement, lorsqu’il s’agissait du budget, Arthur se montrait indifférent :

— Dépense ce qu’il faut, ce n’est qu’une fois dans la vie.

Ce contraste avec son avarice habituelle surprit Véra, qui se réjouissait de pouvoir offrir un mariage parfait.

Deux jours avant la cérémonie, Arthur invita Véra dans un café :

— Il y a quelque chose dont il faut parler, dit‑il mystérieusement, un “conseil de famille”.

Véra s’attendait à un détail d’organisation ou un petit cadeau pour les invités. Mais, à son arrivée, ce n’était pas seulement Arthur qui l’attendait, mais aussi Irina.

— Ma chère Vérochka, commença la belle‑mère, nous avons une idée… pour le bien de la famille.

Arthur, visiblement tendu, reprit :

— Dans ce monde où tant de mariages explosent, nous voudrions anticiper les revers.

— Anticiper quoi ? s’étonna Véra.

— Tu dois transférer l’imprimerie et la datcha au nom de ma mère, sinon il n’y aura pas de mariage ! lança Arthur comme s’il négociait un contrat.

Un instant, Véra resta sans voix : d’un côté son fiancé qu’elle croyait amoureux, de l’autre sa belle‑mère — jusqu’alors si aimable — qui souriait d’un air condescendant.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, tremblante.

— C’est une simple formalité, expliqua Irina. Quand vous aurez des enfants, on remettra tout en ordre.

— Nous nous aimons, non ? protesta Véra.

— Bien sûr ! répondit Arthur. Mais c’est une assurance. On ne sait jamais.

— Quelle drôle de tradition, remarqua froidement Véra. Et depuis quand cela existe‑t‑il ?

Irina bafouilla une explication confuse ; Arthur tenta de la rassurer :

— C’est pour notre bien commun : de toute façon, nous partagerons tout.

— Alors pourquoi t’intéresser soudain à mon entreprise ? murmura Véra. Tu ne m’as jamais demandé comment je gérais mes affaires.

— Je respecte ton espace, répliqua-t-il. Mais là, c’est différent : nous formons une famille.

— Et c’est pour ça que je dois tout céder à ta mère ?

— Arrête de dramatiser ! s’emporta-t-il. Tu signes, et c’est fini.

Véra se souvint de l’avertissement de son père contre les manipulateurs : « Ils parlent toujours du bien commun pour te dépouiller ». Elle se leva, recueillie :

— J’y réfléchis, dit-elle.

— De quoi ? Tu n’as pas le choix ! l’interrompit Arthur.

— Je veux une nuit pour y songer, répondit Véra.

Elle quitta le café sans un mot de plus.

De retour chez elle, Véra retira la robe de mariée suspendue dans l’entrée et observa, derrière le voile en dentelle, l’écrin contenant la bague en saphir. Puis, elle prit sa décision. Dès l’aube, elle se rendit au bureau d’état civil et annula la cérémonie. Elle téléphona aux invités, annula la décoration et le gâteau, sans un regard en arrière.

Téléphone et messages d’Arthur affluèrent : « Que se passe-t-il ? », « Tu es folle ! », « Pourquoi tout gâcher ? », « Égoïste ! » Véra ne répondit pas et bloqua son numéro. Puis vinrent les appels masqués : Irina, indignée, prétendait qu’il ne s’agissait que d’un malentendu. Mais Véra resta inflexible :

— Je ne me marierai pas avec quelqu’un qui m’astreint à céder ses biens.

Ses amies, sa mère et ses collègues la soutinrent : elle avait eu raison de dire non.

Quelque temps plus tard, au détour d’un entretien professionnel, son partenaire Mikhail Andreïevitch mentionna qu’Arthur avait tenté de se présenter comme futur gendre potentiel, espérant intermédiariser un accord entre leur société et celle de Véra… moyennant un transfert de propriété. Cette révélation confirma le calcul insidieux de son ex‑fiancé.

Plutôt que de s’enfermer dans la tristesse, Véra se consacra avec encore plus d’ardeur à son imprimerie : modernisation des machines, nouvelles embauches, contrats élargis. Le week‑end, elle retrouvait la datcha, maintenant un havre de sérénité. Elle y lit des livres, y construisit une nouvelle gloriette, planta des rosiers le long de la clôture et accrocha une balançoire à l’ancien pommier, accomplissant les rêves de son père.

Elle adopta même un chien, Charlie, dans un refuge voisin. Chaque matin, la tasse de café à la main sur la terrasse, elle écoutait le chant des oiseaux et remerciait la vie de lui avoir donné le courage de dire non. Elle loua la robe de mariée pour qu’elle apporte du bonheur à une autre, mais garda la bague en saphir en souvenir de sa force : « Non » est parfois le mot le plus juste, surtout quand l’autre exige l’impossible.

Si jamais on lui reprochait : « Soit tu cèdes ton entreprise et ta datcha, soit il n’y aura pas de mariage », Véra répondrait avec un sourire : « Effectivement, il n’y aura pas de mariage. Merci d’avoir levé le voile avant et non après la cérémonie. »

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