Je n’avais même pas fini de me démaquiller quand quelqu’un a frappé à la porte.
Dans la suite luxueuse de l’hôtel cinq étoiles, où tout respirait encore le parfum du jasmin et du champagne, l’air est soudain devenu lourd, presque irrespirable.
C’était mon beau-père.
Il n’a pas cherché à croiser mon regard. Il a juste avancé d’un pas, a pris ma main et y a coincé une liasse de billets — dix coupures de 100 dollars — puis il a murmuré d’une voix étranglée :
— Si tu tiens à ta vie, pars. Maintenant. Cette nuit.
Mon sang s’est glacé. J’avais l’impression que quelqu’un venait de renverser un seau d’eau froide sur mon cœur.
Je m’appelle Anjali, j’ai 26 ans, je suis comptable dans une entreprise du bâtiment à Delhi.
Raghav, mon mari, je l’ai rencontré lors d’une réunion entre nos deux sociétés. Trois ans de plus que moi, PDG jeune, confiant, très séduisant, fils unique d’une famille richissime et influente de Lucknow. Tout est allé très vite entre nous. Six mois après notre première rencontre, il s’est mis à genoux… et m’a demandé en mariage.
Mes parents, eux, mènent une vie simple. Tous les deux fonctionnaires à la retraite. Quand Raghav a demandé ma main, ma mère a fondu en larmes de bonheur. Même mon père, si strict d’habitude, a souri et donné sa bénédiction. J’ai toujours été la fille sérieuse, celle qui ne “fait pas de bêtises”. Je pensais sincèrement faire le bon choix.
Le mariage a été grandiose, organisé dans l’un des plus beaux hôtels de Delhi.
Tout le monde murmurait que j’avais “fait un bon parti”, que j’entrais dans une grande famille.
Mais je ne l’ai jamais épousé pour sa fortune.
Avec lui, je me sentais en sécurité.
Enfin… c’est ce que je croyais. Jusqu’à notre nuit de noces.
Mon beau-père, Rajendra Mehta, est un homme discret, presque effacé. Dès notre première rencontre, j’avais bien senti une distance glaciale. Il était poli, mais quelque chose dans son regard me mettait mal à l’aise.
Jamais je n’aurais pensé qu’il viendrait me parler ainsi, le soir du mariage de son fils.
— Je… je ne comprends pas, oncle, balbutiai-je, la gorge serrée. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Il a resserré ses doigts autour de ma main, écrasant presque les billets, et a parlé tout bas, comme s’il craignait qu’un mur ait des oreilles :
— Ne pose pas de questions. Tu passes cette porte, quelqu’un t’attendra. Tu ne reviens pas. C’est tout ce que je peux faire pour toi.
Cette fois, il a levé les yeux vers moi. Son regard était celui d’un homme traqué, rongé par la peur.
Puis il a tourné les talons… et m’a laissée là.
Je suis restée plantée au milieu de la suite, tremblante, incapable de respirer normalement. Mes pensées s’entrechoquaient.
Dans la chambre d’à côté, j’entendais Raghav rire au téléphone, plaisanter avec ses amis, comme si tout était normal.
Comme si ma vie n’était pas en train de basculer.
Je ne savais plus à qui me fier. Alors j’ai composé le numéro de la seule personne en qui j’avais une confiance absolue : ma meilleure amie, Priya.
— Tu es folle ou quoi ?! s’écria-t-elle. Partir le soir de ton mariage ? Il t’a menacée ? Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
Je lui ai raconté, mot pour mot.
Un silence a suivi. Puis sa voix a changé, plus grave :
— S’il t’a dit ça, c’est qu’il sait quelque chose. Laisse ta fierté de côté, Anjali. Fais ce qu’il te dit. J’arrive.
Dix minutes plus tard, Priya m’attendait dans le hall.
Je suis sortie de l’ascenseur avec ma valise, la tête baissée, comme une fugitive qui s’enfuit en pleine nuit. Il était exactement 2 h 17 du matin. Une pluie fine tombait sur Delhi, collant le sari à mes jambes.
Je me suis installée chez Priya.
La première chose que j’ai faite, c’est éteindre mon téléphone.
Quand je l’ai rallumé le lendemain, l’écran s’est illuminé de notifications :
appels ratés de ma mère, de Raghav, de ma belle-famille. Des messages en rafale — certains indignés, d’autres larmoyants, certains carrément menaçants.
Parmi eux, un SMS venu d’un numéro inconnu a attiré mon attention :
« Mon père t’a prévenue parce qu’il a bon cœur. Mais il ne pourra pas te protéger longtemps. Si tu reviens, tu connaîtras la vérité… ou tu ne reviendras jamais. »
Le soir même, nouveau message. Cette fois, signé : M. Mehta.
« Si tu es encore à Delhi, viens me voir. Une seule fois. 20 h.
Café Imperial, 2e étage. Je t’expliquerai tout. »
Je savais que je devais y aller.
Le café était ancien, un peu à l’écart, dans une ruelle calme du vieux Delhi.
J’ai monté l’escalier en bois. Il était déjà assis à une table au fond, les épaules voûtées, le visage marqué.
Il est allé droit au but, à voix basse :
— Tu sais que Raghav est notre seul fils. Mais est-ce qu’on t’a dit comment sa première épouse est morte ?
Tout s’est arrêté autour de moi.
— Sa… première épouse ? ai-je répété, la bouche sèche. Il était déjà marié ?
Il a hoché la tête, lentement.
— Personne n’a jugé utile de t’en parler, visiblement. On a dit qu’elle était tombée dans l’escalier. Fin de l’histoire officielle. Mais tout le monde, chez nous, sait que ce n’était pas un accident. Je n’ai jamais eu le courage de parler avant.
Il m’a regardée droit dans les yeux.
— Cette fois, j’ai trop attendu. Tu es la suivante sur la liste.
Un frisson m’a traversée de la nuque jusqu’aux talons.
Il a sorti une petite clé USB de sa poche et me l’a tendue.
— Prends. Il y a un enregistrement et des documents. Tu verras par toi-même. Mais ne dis à personne que ça vient de moi.
— Pourquoi vous n’allez pas à la police ? ai-je demandé.
Il a laissé échapper un rire amer, presque sans joie.
— Parce que dans cette famille, on achète le silence. Même celui des gens en uniforme.
De retour chez Priya, j’ai allumé mon ordinateur et branché la clé.
Plusieurs fichiers apparurent :
un enregistrement audio de huit minutes, des comptes rendus médicaux scannés, et un rapport manuscrit avec certains passages raturés.
J’ai lancé l’audio.
Une voix de femme, jeune, brisée par la peur :
« Je ne peux plus rester ici. Depuis le mariage, Raghav m’interdit de sortir.
Il change les serrures toutes les semaines. Sa mère répète que je dois donner un garçon, sinon je disparaîtrai “comme les autres”.
Je ne sais même pas ce que j’ai fait de mal… »
Son nom était inscrit dans les documents : Neha.
La première épouse.
L’enregistrement datait de deux jours avant sa mort.
Le rapport écrit était de la main de M. Mehta.
Il y décrivait des années de comportements anormaux, d’obsessions familiales, de secrets étouffés :
— des antécédents de troubles psychologiques dans la lignée,
— un arrière-grand-père qui aurait tué sa femme, persuadé que « le sang d’une vierge protège la fortune »,
— une belle-mère obsédée par les horoscopes, les rituels, convaincue qu’une belle-fille doit donner un héritier mâle dans l’année — ou être “éliminée”.
Neha était morte trois mois après son mariage, officiellement “d’une chute”.
Une autre épouse précédente se serait suicidée.
Rien n’avait jamais été vraiment enquêté.
Mon estomac s’est noué. J’avais envie de vomir.
Raghav, l’homme qui, la veille encore, m’embrassait le front en me disant qu’il prendrait soin de moi…
était au centre de tout ça.
Ma première impulsion a été de prendre un billet de train, de disparaître sans laisser d’adresse.
Priya m’en a empêchée.
— Si tu t’enfuis comme ça, ils te retrouveront, m’a-t-elle dit. Il faut que tu te protèges légalement. On va réfléchir, tu n’es pas seule.
Avec elle, et un ami journaliste, nous avons tout compilé. Nous avons transmis les preuves de manière anonyme à certaines autorités, et pris contact avec un avocat près à nous écouter.
Trois jours plus tard, une enquête discrète a été ouverte. Pas de gros titres dans les journaux, pas de scandale public, mais des convocations officielles.
La famille de Raghav a été appelée à comparaître.
Et, pour la première fois, son père a accepté de déposer.
Quelques semaines plus tard, j’ai déposé une demande de divorce.
La réaction de Raghav m’a glacée.
Il n’a pas crié, n’a pas supplié. Il m’a simplement observée longuement, comme si j’étais un objet qui cessait de l’intéresser, puis il a lâché :
— Toi aussi, tu t’en vas. Comme les autres.
Il n’y avait ni tristesse, ni colère.
Seulement un vide inquiétant.
Un mois plus tard, l’enquête a été officiellement close, sans grand bruit.
Sa famille avait manifestement arrosé à droite et à gauche, étouffé ce qu’elle pouvait. Mais tout n’avait pas pu être effacé. Certaines procédures se poursuivaient, à bas bruit.
Cette fois, la justice ne s’était pas complètement couchée.
Je ne sais pas quelle sera la suite pour lui.
Et, honnêtement, ce n’est plus mon problème.
J’ai quitté Delhi pour m’installer à Mumbai.
J’ai recommencé à zéro. Mes parents ont eu le cœur brisé en apprenant ce qui s’était passé, mais ils se tiennent à mes côtés.
Je ne donne plus facilement ma confiance. Mais une chose est claire : je suis toujours là. Vivante.
Un jour, quelques mois plus tard, j’ai reçu une enveloppe sans expéditeur. À l’intérieur, une lettre, écrite à la main :
« Tu as fait ce qu’il fallait.
Merci d’avoir eu le courage que je n’ai pas eu plus tôt.
— Ton beau-père »
Je me suis mise à pleurer, sans pouvoir m’arrêter.
On croit toujours que ce genre d’histoire n’arrive qu’aux autres. Jusqu’au jour où on se retrouve au milieu.
Je ne suis plus l’Anjali naïve qui rêvait de contes de fées et de mariages parfaits.
Mais aujourd’hui, je crois en une chose :
quelque soit la peur qu’elle inspire, la vérité sera toujours moins destructrice qu’une vie entière bâtie sur un mensonge.