Pour se soustraire aux railleries, cette femme ronde a pris soin d’un sans-abri, l’a lavé et habillé, puis l’a convié à une soirée en le présentant comme son prétendant

— Tanya, encore un bouchon bloqué à cause de toi ! Ton… comment dire… ‘derrière’ est si imposant qu’un avion ferait demi‑tour plutôt que de contourner ça ! Tu dois passer ton temps à lécher les assiettes avant de les rincer, non ?

Un éclat de rire moqueur envahit la salle. Tanya ferma les yeux, espérant disparaître, fuir ces quolibets et ces regards cruels. Elle aurait voulu expliquer que, avec le maigre budget qu’elle partageait avec sa mère, elles n’avaient d’autre choix que d’acheter des plats tout prêts peu coûteux. Que son rythme de vie — cours, examens, travail de nuit — ne lui laissait pas un instant pour adopter une alimentation sérieuse ni pratiquer un sport. Mais personne n’était là pour l’entendre.

Elle se souvint de la promesse faite à son père : « Tu es maligne, débrouillarde et pleine d’atouts. Même quand c’est douloureux, bats‑toi, souris et avance ! » Alors elle étudiait sans relâche, accumulant les nuits blanches et les petits boulots pour soutenir sa mère. D’autres personnes auraient perdu du poids dans sa situation ; Tanya, elle, avait seulement pris davantage de rondeur.

Quand le tumulte se calmait, elle se dit qu’enfin elle pourrait sortir. Mais en franchissant la porte, deux serveurs la stoppèrent, l’air goguenard :
— Tanya, on t’attendait justement. Écoute, demain après le service, on organise une petite fête. Tout le monde viendra accompagné… Toi aussi, tu viens ? Enfin… tu n’as pas de cavalier, pas vrai ? Qui voudrait d’une fille comme toi ?

Des rires fusèrent. Le patron surgit, exaspéré par ce « spectacle » :
— Quel cirque ! Les clients s’étouffent de rire ! Venez sur le hall, et que ça saute !

Terrifiée, Tanya s’enfuit à l’arrière du restaurant. À l’abri des regards, haletante, elle se laissa enfin aller à sangloter. Personne ne l’aimait, elle en était convaincue.

« Que faire ? pensa‑t‑elle. Renoncer à manger ? Consulter un médecin ? Quel régime, quel budget… » Son cœur se serra à l’idée de se présenter seule demain soir.

Soudain, un craquement dans les buissons la fit sursauter. Il faisait déjà nuit, et elle ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un ici. Elle recula, inquiète.

— Pardon, je ne voulais pas t’effrayer, murmura un homme d’une trentaine d’années qui sortit de l’ombre. Je ne supporte pas de voir quelqu’un pleurer. Je peux t’aider ?

Tanya pesta intérieurement avant de répondre :
— M’aide ? Mais regarde-toi ! Tu as toi aussi l’air de quelqu’un qui aurait besoin d’aide, pas moi.

L’homme désigna un vieux banc :
— Accorde-moi juste un instant pour m’asseoir, s’il te plaît.

Assis, il resta silencieux quelques instants, comme rassemblant ses pensées, puis reprit :
— Il y a un an, je me suis réveillé sans aucun souvenir de ma vie. J’ai cru que j’allais mourir de peur, j’ai pleuré, mais les larmes n’ont rien changé. Je me suis retrouvé livré à moi-même, errant dans la rue, sans papiers, sans famille. La police m’a maltraité. J’ai compris que, pour les autres, j’étais invisible.

— Un homme sans existence, souffla Tanya.

— Exactement. Je parle, je ris, je mange… mais je ne sais plus qui j’étais avant.

Une idée lui traversa l’esprit :
— Comment t’appellerais‑tu ?

Il haussa les épaules :
— Je n’en ai pas la moindre idée. Choisis un nom pour moi.

— Je m’appelle Tanya, dit‑elle en souriant malgré elle. Alors je t’appellerai Anton.

Elle lui exposa alors son plan : lui faire passer pour son prétendant afin d’éviter d’être seule à cette réception. Anton, un instant songeur, admit :

— C’est audacieux… Mais je suis mal fagoté, on me prendrait pour un vagabond.

— Ne t’inquiète pas, ma mère t’arrangera. Elle saura t’habiller et te transformer.

— Tu as bien de la chance… Et ton père ? finit‑il par demander.

— Il est décédé depuis longtemps. Il m’a toujours dit de ne jamais renoncer. Toi aussi, tu peux te battre.

Anton accepta, confiant dans les mots de Tanya. Elle retourna travailler, le cœur plus léger, espérant que personne ne découvrirait leur petit stratagème et qu’enfin on la laisserait tranquille.

Le soir venu, de retour chez elle, Tanya raconta tout à sa mère. Celle‑ci répondit avec douceur :
— Tu es majeure, ma chérie. Je te soutiendrai quoi qu’il arrive. Mais dis‑moi, ce garçon n’est pas un délinquant, n’est-ce pas ?

Tanya serra sa mère dans ses bras :
— Non, je te le promets. Il m’a l’air honnête et sans défense, juste victime de la vie. Merci, maman, tu es la meilleure.

— C’est vrai… ma plus belle responsabilité.

Peu après, Anton se présenta ponctuel. Toujours un peu hésitant, il ôta ses chaussures avant d’entrer et posa les pieds nus sur le parquet immaculé. Tanya sourit :
— Tu vois, tout ira bien. Ta présence suffit. Pour le reste, on gérera ensemble.

— Je ne veux pas te décevoir… murmura-t‑il.

— Chut, plaisanta-t‑elle, pas de pression ! Tu as le bon état d’esprit. Il nous suffit de jouer la comédie pour que tout le monde croie à notre histoire.

Dans le salon, la mère de Tanya, en fauteuil roulant, observa l’étranger d’un air bienveillant. Anton recula d’un pas, la salua, puis sourit timidement :
— Enchanté, madame. Je… euh… m’appelle Anton, si vous le permettez.

Le jour J, tous les regards convergèrent vers Tanya, muets d’étonnement. Elle sentait monter l’angoisse, redoutant la moindre moquerie. Le matin, Anton l’accompagna à l’entrée du restaurant :
— Je serai là à dix-neuf heures, assura-t‑il.
— Je t’attendrai, répondit-elle.
— Non, c’est moi qui guetterai ton arrivée. Et d’ailleurs, tu es rayonnante ! Je suis honoré de partager cette soirée avec toi.

— Anton… dit-elle, émue, je suis nerveuse. Qui es-tu vraiment pour moi ?

— Exactement l’homme que tu choisis d’inviter à ton bras, répondit-il en la prenant par la taille.

À la fête organisée pour l’anniversaire du propriétaire, l’ambiance était à la fête grâce à la prime promise aux employés. Personne ne s’exclama à leur passage ; Tanya, soulagée, se sentit enfin normale.

— Tanya, tu es seule ? demanda le patron.
— Non ! Anton arrive d’un instant à l’autre.

Elle sortit le chercher et le trouva immédiatement : grand, élégant, le regard plein de fierté. Il lui prit la main, et soudain, tous les quolibets s’évanouirent. Avec lui à ses côtés, elle n’était plus cette serveuse maladroite que l’on raillait.

Quand Nastia, la commère, invita Anton à danser, il refusa gentiment :
— Je ne danse qu’avec ma charmante amie.

Toute la soirée, il resta près d’elle, tandis que le patron les observait intensément. Tanya sentit que cette attention n’était pas anodine.

— Je me sens épié, murmura Anton. Quelqu’un nous fixe, un autre s’est éloigné… Et si on disparaissait un instant ?

Elle acquiesça, ils rejoignirent le hall, et Tanya lui proposa de l’aider à obtenir des papiers officiels pour qu’il puisse refaire sa vie.

— Si j’ai un titre de séjour et un travail, accepterais‑tu de m’épouser ? demanda-t‑il.
— C’est… un grand engagement.
— Alors, c’est oui ?
— Oui, souffla-t‑elle.

Il l’embrassa avant de regagner la salle bondée. Mais au lieu de retrouver l’anonymat, ils assistèrent à une scène bouleversante : le chef, accompagné d’une élégante dame aux cheveux d’argent et d’un vieil homme à la démarche rompue, s’approcha de l’entrée. La femme murmura :
— Mon fils…

Anton s’avança, la voix tremblante :
— Maman !

La femme chancela, il la ranima dans ses bras, tandis que l’homme s’agenouillait devant eux. Le chef, ému, expliqua :
— Je l’ai tout de suite reconnu. Ce n’est pas Anton, mais Dmitri Stoupin : il avait disparu il y a deux ans dans des circonstances… compliquées, mais ses parents sont fortunés.

En un instant, Tanya comprit qu’elle n’avait plus sa place là‑devant ses collègues : elle avait ignoré que ce sans‑abri était en réalité un héritier disparu. Humiliée, elle s’éclipsa en larmes.

De retour chez elle, sa mère la réconforta, mais Tanya, encore secouée, ne trouva pas le sommeil. À la tombée de la nuit, on frappa à la porte : Anton se tenait là, une femme à ses côtés, entouré d’avocats et de conseillers.

— Bonsoir, prononça-t‑il. Ma fiancée m’a fui avant les fiançailles, mais je ne peux plus attendre : j’ai mes papiers, et je veux épouser celle que j’aime.

Tanya sortit, incrédule :
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu m’as sauvé quand j’étais au plus bas, dit-il simplement.

Les larmes aux yeux, elle se laissa enlacer. Cet homme, qu’elle croyait fragile et perdu, était désormais l’homme de sa vie.

Leur mariage fut célébré dans le même restaurant où tout avait commencé. Tanya poursuivit ses études et veilla sur sa mère, dont la guérison progresse si bien que bientôt elle marchera à nouveau.

— Oh, ma chérie, pourquoi doutais‑tu de toi ? demanda sa mère en lui prenant la main.

Tanya sourit, confiante :
— Parce que parfois, il faut croire aux miracles avant même qu’ils n’arrivent.