Il était près de trois heures du matin, cette heure où même la ville semble retenir son souffle. Dans le petit commissariat de quartier, l’agent de permanence fixait l’écran blafard de son ordinateur sans vraiment le voir. L’horloge accrochée au mur égrenait les secondes, et il étouffa un énième bâillement. Depuis le début de la nuit, pas le moindre appel sérieux.
Puis le téléphone sonna.
Il sursauta, décrocha par réflexe.
— Commissariat, bonsoir, lança-t-il d’une voix professionnelle.
Au bout du fil, un souffle, puis une toute petite voix, hésitante :
— Allô… ?
Il fronça les sourcils. On aurait dit une enfant.
— Bonjour, ma puce. Il est très tard, pourquoi appelles-tu ? Où sont tes parents ?
— Ils sont… dans leur chambre, répondit-elle dans un chuchotement.
— D’accord. Tu peux me passer ta maman ou ton papa ?
Un long silence s’installa. On entendait à peine sa respiration.
— Je… je ne peux pas, finit-elle par dire, la voix cassée.
La main de l’agent se crispa sur le combiné. D’un coup, la fatigue s’évapora.
— Écoute-moi bien, d’accord ? Dis-moi ce qui se passe chez toi. On appelle la police seulement quand il y a quelque chose de sérieux.
— C’est sérieux…, sanglota la fillette. Maman et papa… sont couchés… et ils ne se réveillent pas.
Le cœur de l’agent se mit à battre plus vite.
— Tu es sûre qu’ils ne dorment pas simplement ? Il est très tard, tu sais.
— J’ai secoué maman… J’ai crié… D’habitude, elle ouvre les yeux tout de suite. Mais là… elle bouge pas.
L’intuition du policier se mit à hurler danger.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre avec toi ? Une tante, des grands-parents, un voisin ?
— Non. Juste maman, papa… et moi.
— Très bien. Tu as très bien fait d’appeler, tu m’entends ? Maintenant, j’ai besoin que tu me donnes ton adresse.
Tout en notant les informations, il fit un signe pressant à son collègue pour qu’il prépare la voiture.
Avant de raccrocher, il reprit, d’un ton calme mais ferme :
— Écoute-moi bien. Tu restes dans ta chambre, tu ne vas nulle part, d’accord ? On arrive très vite.
— D’accord…, répondit-elle dans un souffle.
Une dizaine de minutes plus tard, la voiture de patrouille se gara devant une petite maison à deux étages, légèrement à l’écart de la ville. La lumière du porche était allumée. Quand ils frappèrent, la porte s’ouvrit sur une fillette en pyjama, les cheveux en bataille, les yeux rougis.
— C’est vous les policiers ? demanda-t-elle.
— Oui, c’est nous. Ne t’inquiète pas, on est là maintenant, répondit l’agent qui l’avait eue au téléphone.
Elle hocha la tête et pointa du doigt le couloir.
— Ils sont là… dans leur chambre.
Les deux hommes se regardèrent brièvement, puis avancèrent vers la porte indiquée. L’un d’eux l’ouvrit doucement.
La scène à l’intérieur les figea net.
Sur le lit, un homme et une femme, allongés côte à côte. Aucune réaction, aucun mouvement. Leur peau avait une teinte anormalement pâle.
— Seigneur…, murmura l’un des policiers.
Ils vérifièrent rapidement le pouls, appelèrent immédiatement les secours et l’unité d’investigation. Rien ne laissait penser à une effraction, aucune trace de lutte, pas de désordre. Tout semblait étrangement calme.
Ce furent les mesures de l’équipe technique qui révélèrent ce qui s’était réellement passé : une fuite de gaz avait envahi la maison. Les parents étaient morts étouffés dans leur sommeil.
La petite, elle, était vivante par un incroyable concours de circonstances. Sa chambre se trouvait à l’étage, légèrement à l’écart, et le gaz — plus lourd que l’air — s’était d’abord concentré au rez-de-chaussée. De plus, son habitude de se réveiller la nuit en laissant sa porte entrouverte avait créé un léger courant d’air. Ce petit souffle avait retardé l’accumulation du gaz dans sa chambre.
Les médecins, arrivés en urgence, constatèrent qu’elle avait aussi inhalé une quantité dangereuse de gaz. Elle fut transportée à l’hôpital sans perdre une minute. Heureusement, son état se stabilisa rapidement.
Plus tard, en repensant à cette nuit, l’agent sut une chose : si, au téléphone, il avait pris cette voix d’enfant à la légère, si, une seule seconde, il avait cru à un caprice ou à un mauvais canular, la fillette n’aurait sûrement pas vu le lendemain.
Parce qu’il a choisi d’écouter et de la croire, cette nuit-là, une enfant a pu rester en vie. Et son appel, passé à trois heures du matin, a été sa seconde chance.